À propos de « la signifiance du rêve, cent ans après »
De Henri Rey-Flaud
Ce texte m’a été soumis pour avis par un être curieux et en recherche. Cela m’a stimulé pour l’examiner ligne à ligne, plutôt que de laisser tomber le couperet d’un bref jugement après l’avoir parcouru d’un œil distrait.
On me demandait si j’étais d’accord avec ce qui était écrit là voici ma réponse :
Non je ne suis pas d’accord du tout. Ce texte est une compilation d’incompréhensions graves de ce qu’est le rêve et l’inconscient. Il montre la méconnaissance de l’auteur à propos de son objet de réflexion, d’une part dans son contenu, d’autre part dans sa méthode d’investigation.
(On trouvera à la fin de mes commentaires, l’original du texte de Henri Rey-Flaud)
Du point de vue de sa méthode :
L’auteur ouvre son texte par l’affirmation suivante : « la Traumdeutungest à lire comme la bible ». Et il conclut : « Ainsi la Traumdeutung, qui inaugure l’épopée créatrice de Freud, rejoint-elle naturellement le Moïse …ou si en ce point il est confronté au « signe privé de sens » (ein deutungslos Zeichen), selon la parole d’Hölderlin que nous retrouvons donc aujourd’hui en fin de partie. »
Il confirme ainsi son implication religieuse et non scientifique. Il trouve naturel que, à la fin Freud s’intéresse lui aussi à la bible ayant écrit lui-même une nouvelle bible. Enfin il termine par une parole d’Hölderlin, confirmant que dans ce texte, pas une seule parole n’aura été de lui. Certains paragraphes en entier en sont que développement d’une phrase de Lacan ou de Jacques Alain Miller.
Autrement dit, ce qu’il dit que l’analyse fait, mettre à jour le sujet, il montre par sa pratique qu’il ne le fait pas une seule seconde.
Par ailleurs, il émaille son texte de mots cités en allemand, ce qui est suivre une mode intellectuelle bien établie destinée à impressionner le bon peuple non seulement par sa connaissance des textes, mais surtout des textes originaux ! Ainsi, il montre son souci de rester au plus près de la lettre originale du texte pour être sûr de ne pas en trahir la signification, ce qui va à l’envers de son propos qui est de plaider pour le hors sens du signifiant. Quand bien même le but ne serait pas celui là, en supposant que je me sois mépris, il n’en reste pas moins que cet étalage d’érudition polyglotte participe de l’hypnose dans laquelle tout bon auteur lacanien invite son lecteur à entrer.
Mais la psychanalyse n’est pas une compilation de textes, ni un étalage d’érudition. Elle n’est surtout pas une révérence aux textes, de Freud, de Lacan ou de Miller vécu comme référence princeps. Ce que Freud a fait c’est, en scientifique, se référer à l’expérience de l’objet dont il cause, c’est-à-dire l’inconscient, via le rêve, et plus précisément les siens, puisque c’est à ceux là qu’il a un accès direct. Pour moi c’est cela avant tout, la leçon de la Traumdeutung :une leçon de méthode. Bien entendu, il lui a échappé l’énoncé de cette méthode par Freud lui même : « ce qui distingue la psychanalyse de tout autre méthode d’interprétation des rêves, c’est que l’on confie l’interprétation au rêveur lui-même ». C’est ce que le fondateur de la psychanalyse met en application dans son livre, hélas pas complètement. Tout grand homme a ses contradictions, mais il est remarquable de voir l’immense majorité des auteurs psychanalystes se précipiter sur tout ce qui, dans l’œuvre du maitre, vient contredire cette affirmation princeps qui a fondé la psychanalyse sur une formidable originalité de méthode. Ce qui nous vaut ce texte qui n’est qu’enfilade de citations sans référence aucune à l’expérience que l’auteur aurait pu avoir de ses propres rêves, s’il avait voulu se fier à l’esprit et non à une certaine lettre du texte de Freud. C’est un texte qui dit : « contentez vous de me croire et de croire en ma lecture des textes sacrés, ne retournez pas à l’expérience, ce n’est pas la peine ».
D’où cette insistance à étendre l’influence de l’inconscient à tous les domaines de la vie, de façon à diminuer l’importance du rêve.
Attaquons-nous à présent au contenu, pas à pas, ligne à ligne.
« La psychanalyse a établi que les coups du sort de la vie (« Mon père est mort…, j’ai perdu mon emploi… ») n’ont rien de réel ou d’objectif .
Non, mais, il faut être bête pour écrire une chose pareille ! bien sur qu’il y a de l’objectif dans ces événements, sinon qu’est-ce qui distinguerait notre appréciation de la réalité d’un pur délire ? Mais l’auteur corrige aussitôt : « Les événements prennent leur sens douloureux, quelquefois ravageurs, en fonction de l’interprétation de l’inconscient ». C’est en partie vrai, en partie seulement car, que serait cette interprétation si elle ne s’appuyait pas sur un constat de réalité ? C’est ainsi que s’établit dans le socius la croyance en la prémonition : « cette nuit, j’ai rêvé que mon père était mort… et ce matin on m’annonce qu’il est mort dans la nuit ». Et le rêveur de se lancer dans une enquête sur l’heure de son rêve qu’il va immanquablement faire coïncider à l’heure de la mort de son père. Sauf que ce qu’il oublie, c’est ce que ça fait des années qu’il tue son père en rêve, et ne veut pas en prendre conscience. Par hasard, cette nuit là, se produit une coïncidence avec la réalité. Mais il y faut bien cet appui sur la réalité sinon, il n’y a pas de coïncidence qui tienne.
Des gens qui croient que leur père est mort alors qu’il ne l’est pas ou qui le croient encore vivant alors qu’il est mort, j’en ai connu, dans les hôpitaux. Moi-même j’ai cru l’avoir tué en rêve, et j’y croyais encore 5 minutes après mon réveil ; heureusement que le constat objectif de la réalité est venu me sortir de cette horrible souffrance.
L’auteur en conclut : « Ce qui donne à la dite réalité l’inconsistance du rêve ». Il n’y a pas plus faux. Il faut n’avoir jamais rêvé pour assimiler ainsi le flou, le contradictoire, l’horrible du rêve, avec la consistance de la réalité. Cette conception tire la psychanalyse du côté d’un véritable délire, celui qui amenait Lacan à dire : « à mon séminaire, je suis analysant » : ben voui, c’est une conséquence de cette conception purement intellectuelle qui fait de l’inconscient un être présent dans toutes les situations de la vie quotidienne y compris lorsqu’on cause philosophie ou mathématiques.
C’est très bien développé dans la suite :
« les intentions et les actes des hommes à l’état de veille sont portés par un discours dont ils ne savent rien, si bien qu’ils sont dans la vie quotidienne coupés de la vérité de la réalité aussi sûrement que lorsqu’ils se retirent de celle-ci dans le sommeil »
Il n’y a pas plus faux. Je me demande comment on peut se laisser berner par des inepties pareilles. Si les hommes étaient si coupés de la réalité que ça, jamais ils n’auraient pu réaliser les ouvrages que la civilisation a parsemés sur globe. C’est parce qu’on connaît, dans la réalité, la résistance des matériaux, qu’on peut la calculer précisément qu’on peut réaliser des ponts et des gratte-ciels qui tiennent le coup à travers les siècles. S’ils s’effondrent parfois c’est justement parce qu’on n’a pas toujours tenu compte de la réalité, et pas forcément pour des raison inconscientes, mais tout à fait conscientes de profit, de gros sous, voire d’erreurs de calculs qui n’ont pas toujours à faire avec l’inconscient (parfois oui, parfois non ).
C’est parce qu’un scanner a permis de « réaliser » une tumeur de 16 cm de diamètre sur mon rein droit que j’ai pu être opéré et donc guéri. Mon rein a bien été retiré dans la réalité et non dans le rêve, encore heureux ! Heureusement que les médecins mettent de côté leur inconscient, grâce au refoulement justement, pour parvenir à de tels succès. Ceci nonobstant le fait qu’il y a des symptômes qui sont le produit de l’inconscient, et mon cancer en est peut-être un, mais je n’en sais rien. Moi aussi j’ai mis de côté mon inconscient en acceptant l’opération, heureusement réalisée par une équipe bien éveillée et en prise avec la réalité de mon corps. Ça ne m’empêche pas de réfléchir dessus, voire d’en rêver, mais heureusement que je n’ai pas compté que là-dessus pour extraire la tumeur.
« L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort ».
Eh, bien c’est une hypothèse fausse. Les gens qui rêvent dans la réalité sont en plein délire. Quand on a une hypothèse, on la vérifie. On passe à l’expérience, on cite des expériences. Ce faisant on risque de se tromper, bien sûr, comme tout scientifique dans le laboratoire. Mais on communique ses résultats aux autres, qui refont les expériences et ainsi la science avance. Elle ne risque pas d’avancer avec ce type d’assertion, qui se pare des vertus de l’hypothèse sans se donner les moyens d’aller jusqu’au bout de cette vertu.
« Parce qu’elles sont à prendre, à l’instar de celles d’un rébus, comme de purs signifiants, les images du rêve sont délestées de la charge significationnelle »
Voilà la tarte à la crème du lacanisme, qui soutient exactement l’inverse de ce que Freud avait découvert. Ce qui permet d’affirmer que Lacan, sous couvert d’un retour à Freud de pure élégance, a véritablement détourné la psychanalyse de sa conception originelle par son inventeur. Là aussi, il faut n’avoir aucune expérience du rêve et ne se fier qu’aux élaborations intellectuelles de Lacan pour affirmer une chose pareille.
De plus il faudrait savoir ce qu’est le signifiant, qui, chez Lacan, bénéfice de tant de définitions contradictoires qu’on ne sait plus vraiment ce que c’est. À la fin de ce texte, l’auteur met en coïncidence la lettre et le signifiant, confusion que Lacan a trainée toute sa carrière pour dire à la fin (dans Lituraterre): « je n’ai jamais confondu la lettre et le signifiant ». Comme quoi tout dépend à quel texte de Lacan on se réfère, l’auteur ayant choisi ici de pas se référer à ce texte tardif de Lacan.
« …qui embarrasse le discours du moi pour viser, à travers le jeu des déplacements et des condensations, le cœur réel « ombilical » qui détient la cause du sujet ».
Même remarque : il faut n’avoir jamais rencontré le Réel pour écrire une chose pareille. Le Réel ne détient nullement la cause du sujet. Si le Réel est, comme je l’ai constaté, la trace de perceptions qui n’ont pu accéder au statut symbolique, ces traces n’embarrassent nullement le sujet et ne constituent en aucun cas le cœur de rêve et de l’inconscient. Elles forment un décor au déroulement du rêve, un décor flou, indescriptible, une surface de travail à l’élaboration du rêve qui n’intervient pas plus que la paillasse dans les expériences du chimiste.
Je dois nuancer mon propos : certaines autres traces mobilisent ce que j’ai appelé la pulsion (à la différence du désir, les deux étant souvent confondus chez Lacan), et donc la répétition. Le symbolique est à l’œuvre pour tenter de fabriquer des représentations à partir de ces traces mnésiques qui résistent à son travail. Parfois cela peut être combiné avec des représentations qui en font un problème pour le sujet, et participer de sa construction subjective. Parfois non. Il faut en rester au cas par cas, de rêve en rêve, de sujet en sujet.
Mais en aucun cas on ne peut réduire l’inconscient au Réel et le sujet à sa confrontation à ce dernier. Cet envahissement du Réel dans la théorie lacanienne aura eu pour effet de voiler l’essentiel de la découverte de Freud : le désir du sujet de l’inconscient de mettre à jour ses contenus représentatifs (dans le rêve) tout en les refoulant dans la veille. Cette veille, autrement dit, les exigences à la fois du surmoi et de la réalité, n’est pas complètement éteinte dans le rêve, puisqu’elle reste au principe des condensations et déplacements destinés à masquer ces contenus représentatifs sous d’autres devenus incompréhensible en première approche. Nous sommes là dans une problématique parfaitement significationnelle et pas du tout hors sens.
Freud corrige en 1925, si ma mémoire est bonne, dans son « Complément métapsychologique sur la théorie du rêve » cette conception du rêve comme seul retour du refoulé. Il y inclût, en plus, les effets de la pulsion de mort qu’il n’a pas encore repérée comme étant le symbolique : parfois le rêve est pure répétition de quelque chose de désagréable, comme le trauma de la victime d’un accident, d’un d’attentat ou de la guerre. Ce n’est pas que la réalisation d’un désir, thèse qu’il soutenait dans la Traumdeutung. Mais ça ne rend pas cette thèse caduque, ça ne la remplace pas, ça la complète. Chez Lacan (et les lacaniens) il semble qu’il s’en soit emparé pour lui faire envahir tout le champ de l’inconscient, oubliant la première partie de l’œuvre de Freud et surtout oubliant de retourner au laboratoire du rêve afin de vérifier tout cela.
« de même que le sujet de la réalité n’a pas accès au réel (même l’enfant autiste le plus archaïque n’est pas confronté à cet impossible), Le « réel », disait Lacan, c’est au-delà du rêve que nous avons à le chercher — dans ce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous a caché, demeure le manque de la représentation dont il n’y a là qu’un tenant-lieu [cette formule confirmant le défaut non pas du réel, mais d’une représentation du réel ».
Pour une fois je suis d’accord en partie avec ces remarques. Oui, le sujet de la réalité n’a pas accès au Réel. Mais quand l’auteur fait référence à la définition de Lacan : le Réel c’est l’impossible », il oublie que Lacan a donné comme exemple du réel le retour des étoiles toujours à la même place, ce qui est pourtant typique de la réalité, et pas du tout du Réel. Ou encore il a développé l’exemple du livre égaré dans les rayons de la bibliothèque pour en conclure : « dans le réel rien ne manque », et oui, le livre est bien là quelque part, mais on ne sait pas où. Mais c’est dans le symbolique qu’on s’est égaré, juste parce que le livre n’a pas été rangé à la bonne place. Nul réel dans cette histoire, car le livre ne fait que « manquer à sa place », ce qui indique bien qu’il manque, contredisant ainsi l’affirmation que « dans le réel, rien ne manque ».
L’affirmation : « c’est au-delà du rêve que nous avons à le chercher » contribue à ce discrédit de la « voie royale de l’inconscient » tel que Freud l’avait repérée. Moi, je n’ai rencontré le Réel que dans mes rêves, tandis que les exemples hors rêve des étoiles et de la bibliothèque indiquent qu’il ne s’agit pas du Réel.
C’est pourquoi je reste d’accord avec le fait que le Réel soit, non pas manque, mais absence de représentation.
« Retenons que le « réel » en cause dans le rêve est celui qui forme le cœur du symptôme et nourrit la compulsion de réitération portée par les « signes de perception » primitifs (Wahrnehmungszeichen) évoqués dans la célèbre Lettre 52 à Fliess – « réel » qui est donc celui qui « a déjà pâti du signifiant » fidèle dans son esprit aux leçons de la Traumdeutung ».
Le symptôme est une formation de compromis entre représentations contradictoires, et parfois répétition de l’échec du symbolique à s’emparer du Réel. Nous retrouvons ici une nouvelle preuve de l’éradication des trouvailles de Freud, et de ce que j’ai trouvé moi même à l’exploration de mon inconscient. il n’y a plus que le « réel » au cœur du symptôme, et c’est une erreur fondamentale de tout réduire à cela. Cependant le Réel que j’ai découvert correspond bien aux signes de perceptions de Freud, mais Freud n’en fait pas le cœur du symptôme, et ce n’est pas du tout l’esprit de la Traumdeutung.
Par ailleurs je ne vois en quoi ce Réel aurait « pâti du signifiant ». Je ne vois pas du tout ce que cette formule pourrait dire, notamment si je me réfère au chapitre 7 de la Traumdeutung, où les signes de perception sont placés juste après la perception et avant tout encodage par les représentations (c’est-à-dire par le signifiant, si on veut faire le pont entre un vocabulaire et un autre, mais celui de Freud est très clair, tandis que Lacan brouille les pistes avec ses multiples définitions du signifiant )
« Encore faut-il savoir que l’interprétation du rêve n’a rien à voir avec une transcription qui ferait passer un texte dans un autre, car ici le texte originaire n’existe pas. »
Bien sûr que si, il existe, dans le rêve ! ce sont les représentations refoulées sous les coups du surmoi. Le texte originaire n’existe pas seulement pour le refoulement originaire qui est le vocable qui, chez Freud correspond à ce qui n’a pas eu accès au moindre encodage symbolique. Donc oui, il y a des traces d’un quelque chose qui n’est pas texte, donc pas texte original, mais ce n’est pas une raison pour tout effacer derrière cette zone de l’inconscient. L’essentiel de l’œuvre de Freud réside pourtant dans cette transcription et il faut être culotté pour se prétendre freudien en niant toute cette partie.
Et voici l’exemple parfait de ce que j’annonçais au début de la confusion de la lettre avec le signifiant, confondus de surcroit avec la représentation de chose :
« Cette source impulse de purs signifiants [la référence paradigmatique ici serait le célèbre Poordjeli de Leclaire], purs signifiants qui, dans la névrose grâce à qui nous les connaissons, ont statut de Lettres [2], qui sont normalement transcrites dans l’inconscient représentatif sous forme de « représentations de chose »
Le signifiant, en référence à Saussure, c’est la représentation de mot. On retrouve ici un relent de psychiatrie que la psychanalyse a décidément du mal à éradiquer avec cette allusion à la névrose qui ferait qu’on ne connaît cela qu’à travers quelque chose qui ne serait donc pas la normalité. Heureusement l’auteur nous dit que ça, c’est normal, donc la névrose c’est le normal : pourquoi parler de névrose alors ?
Pendant longtemps je m’en suis tiré, dans ma compréhension de Lacan en donnant au signifié le statut de représentation de chose. Nous voyons ici que les « purs signifiants » sont devenus les traces mnésiques issues du réel, qui sont donc retranscrites non pas en représentation de mot mais en représentation de choses. Ce qui entraine de confusions à n’en plus finir : le « signifiant » c’est-à-dire ce qui est destiné à signifier, ne signifie plus rien, mais se trouve transcrit en « représentation de chose » c’est-à-dire les images du rêve. Or, on nous a dit plus haut qu’aucune transcription n’était possible puisque le texte originaire n’existe pas.
C’est bien là le noyau du problème : ce qui est définit « hors représentation », et « intranscriptible » est dit ici transcrit en représentations.
Les lettres sont donc bien ce que j’avais compris comme représentation de choses, mais pour moi elles ne viennent nullement de la transcription de l’ intranscriptible, mais tout simplement du refoulement, ainsi que Freud le dit et que je confirme par mon exploration des rêves. Or, il est confusionnant d’appeler « lettres » les représentations de chose car, dans notre monde occidental, les lettres transcrivent des sons, et non des signifiés.
Cependant cette exploration des rêves me permet aussi de corriger un énoncé de Freud : « dans l’inconscient, il n’ y a que des représentation de choses » dit il, (et c’est inscrit dans le schéma deson chapitre 7 de la Traumdeutung) le refoulement consistant en la séparation des représentations de mots et des représentations de choses. Non, il y a aussi des représentations de mots dans l’inconscient, qui subissent le même sort de déplacement et de condensation que les représentations de choses. Ce pourquoi j’en reviens néanmoins au vocabulaire freudien, considérablement plus clair que le lacanien.
Et si la référence est le Pordjeli de Leclaire, eh bien, ça ne marche pas du tout ; Leclaire montre au contraire comment chacune des lettres de ce mystérieux vocable peut être transcrite en une signification. Ce ne sont donc pas de « purs signifiants » intranscriptibles.
Mais il faut vraiment faire des acrobaties mentales avec ce vocabulaire, car le signifiant, en principe, signifie, c’est-à-dire qu’il suppose un signifié, chez Saussure et dans certaines phrases de Lacan. Notamment dans : « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » cela ne veut pas dire autre chose que ceci : le signifié de ce signifiant, c’est le sujet, puisque c’est ce qu’il représente, et donc il s’agit bien de représentation, nommément représentation de mot. Dans d’autres phrases du même, le signifiant ne représente plus rien du tout, étant « lettre », étant « du Réel », devenu « pur » comme si la signification était une impureté dont il faudrait se débarrasser. Et là on retrouve un nouveau casse tête chinois car les lettres représentent les sons de l’alphabet, et dans la lettre volée, elle représentebien un élément de chantage de la part du ministre pour établir son pouvoir sur la reine. Même si on ne sait pas ce qu’elle contient, on sait qu’elle recèle une signification et que celle-ci serait dommageable pour la reine si le roi venait à le savoir. À tout coup, nous sommes dans la représentation et non dans le Réel qui serait un impossible et encore moins un impossible à représenter.
« La Bedeutung du rêve est ainsi le produit d’un échange permanent entre le travail du rêve et le travail de l’analyse ». Merci pour le mot en allemand même pas traduit qui indique que ce texte ne serait censé s’adresser qu’à des érudits. Il s’agit encore une fois de signification, et je croyais que le « signifiant pur » n’en avait pas, et qu’il ne fallait pas la chercher. Mais je suis d’accord qu’il s’agit bien du travail en commun de l’analysant et de l’analyste, ce qui indique une position active de ce dernier et non de faire le mort comme le préconise Lacan, ce qui est suivi par la plupart des analystes.
« Le noyau de l’inconscient est formé de ces runes indéchiffrables, situés en bordure immédiate du site du Vorstellungsrepräsentanz (soit aux marches de l’Urverdrängung) et qui constituent le désir freudien (Begierde) à distinguer des souhaits (Wünsche), expression du refoulé secondaire »,
Mêmes remarques au sujet de l’érudition étalée ici comme une rare confiture sur une tartine assez peu digeste. Je note d’abord le « rune indéchiffrable » qui suppose que le lecteur a entendu parler de ces écritures nordiques longtemps restées indéchiffrables en effet ; ce n’est pas parce qu’elles n’étaient pas chiffrées, mais parce qu’on ne connaissait pas le code. Comme pour les hiéroglyphe et l’écriture maya, on a fini par le trouver. Il ne s’agit donc pas de « purs signifiants » mais de symboles, comme les symboles du rêve qu’on ne comprend pas parce qu’on n’en connaît pas le code. Et ces symboles du rêve, comme les runes, en y travaillant, on les déchiffre.
En parlant du Vorstellungsrepräsentanz, l’auteur ne sait pas de quoi il cause. Lacan a extrait ce vocable d’un texte de Freud en lui conférant une signification qu’il n’a pas. Le fondateur de la psychanalyse ne distingue pas là un concept nouveau, il veut simplement préciser qu’il s’agit du représentant-représentation, pour le distinguer du représentant affect. Allez voir le texte allemand, c’est tout à fait clair. On trouvera la démonstration plus précise et plus développée dans mon livre « Abords du Réel ».
Cependant, dans mes rêves, j’ai découvert très fréquemment des représentations de la fonction représentatrice elle-même : écran de cinéma, scène de théâtre, usine, machine : tout ce qui fabrique quelque chose, tout ce qui fabrique des représentations. En dernière analyse, ces représentations de la représentation représentent la fonction de représentation, c’est-à-dire le sujet de l’inconscient. C’est proche de ce que Lacan cherche à signifier, quoique chez Lacan ce soit beaucoup moins clair, et il n’en parle jamais en termes issus de la pratique, comme je viens de la faire. Je ne peux donc pas être sûr de ce que j’avance de similitude entre ce qu’il dit et mon propos. Quoiqu’il en soit, si c’est le cas, ce n’est pas le Vorstellungsrepräsentanzde Freud, qui n’a jamais abordé ce concept nulle part.
En ce sens, le Vorstellungsrepräsentanzn’a bien évidemment pas de site, il est partout. Et, s’il représente bien le sujet en tant qu’il fabrique les représentations, alors cela indique que le sujet n’est pas le jouet du signifiant ni le parasite du Langage dont parle Lacan. Il est certes déterminé en partie par son histoire, mais dans cette histoire, il a un rôle à jouer et ce rôle actif apparaît sous forme imagée dans le rêve. C’est exactement ce que produit l’enfant du fort-da : en cachant la Chose, il produit des représentations et essentiellement cette représentation de lui-même comme actif dans les départs de sa mère.
Vous me direz que Lacan a aussi insisté sur la nécessité de responsabiliser le sujet : « dans votre malheur, vous y êtes pour quelque chose ! » qui sonne hélas comme une morale. Le plus drôle c’est que ça entre en contradiction avec le sujet posé axiomatiquement comme jouet du langage.
« Il suffit d’imaginer ce que serait une cure analytique conduite par un analyste ignorant la langue de son patient et recourant à la médiation d’un interprète pour découvrir que l’interprétation diplomatique opère au service d’un moi tenu pour adéquat à son discours et prêt à sanctionner, à l’occasion, ce statut d’une double dénégation :« Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. »
eh bien justement il se trouve que j’ai eu en analyse des gens dont je ne connaissais pas la langue maternelle. L’analyse se passait soit en français, soit en anglais pour les personnes qui ne parlaient pas le français. Il m’est arrivé aussi parfois d’en passer par la médiation d’un interprète. J’ai bien l’impression que les analyses se passaient comme avec des francophones de souche. Ceci dit, je ne vois pas pourquoi je ne travaillerais pas au service du moi, car je ne vois pas en quoi le moi serait haïssable. Le travail de l’analyse consiste bien à trouver les interprétations qui permettent de réintégrer au moi conscient les significations restées inconscientes. Je sais que certains psychanalystes américains, contre lesquels Lacan s’est vigoureusement dressé, ont fait de ce travail une morale du moi fort. Ce n’est pas mon cas, ni celui de Freud dont c’était pourtant la technique à laquelle je ne fais que rester fidèle.
Et en effet je soutiens cette double dénégation : « Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas ». J’ai trop entendu, dans des groupes d’analyse de la pratique, des collègues parler ainsi de leurs « patients », auxquels ils faisaient bien dire ce qu’ils n’avaient pas dit en leur insufflant des interprétations basées sur des jeux de mots, comme dans l’exemple de la mer-mère que j’ai cité plus haut. L’homophonie a beau être irréfutable, l’interprétation ne vaut que si le sujet l’assume en son nom et énonciation propre, pas si on la lui suggère.
« Elle confirme ainsi que le sujet (de l’inconscient) qui occupe cette place ne pourra jamais sortir de l’univers du sens, qu’il ne consistera jamais dans aucun dit, mais insistera toujours dans le dire : l’inconscient interprète, mais il n’y a pas d’interprétation de l’interprétation ».
Eh bien oui, mais alors pourquoi nous avoir dit que le noyau de l’inconscient était « hors sens », que c’était l’impossible du Réel ?
Et, si il peut y avoir des interprétations de l’interprétation car les rêves se présente souvent comme feuilletage qui sont des empilement de significations. L’interprétation donnée la veille peut toujours être réinterprétée le lendemain. Et c’est bien là qu’en effet, le sujet se retrouve dans son dire plus que dans son dit, dans sa fonction énonciative, ce pourquoi il importe de ne pas la lui voler en lui faisant entendre ses homophonies comme des oracles.
« L’interprétation de l’inconscient veut dire qu’il n’y a pas de texte originaire, que n’existe que la source du signifiant qui n’inscrit rien, qui détient seulement la capacité donnée au sujet de pouvoir écrire ».
bon, archi faux, je m’en suis déjà expliqué. D’autant plus faux que bien des éléments du même texte disent le contraire.
« Le rêve permet ainsi d’appréhender ce que pourrait être un pur discours de l’inconscient (hors compromis avec le moi), pur discours dont l’oracle qui ne dit (λέγει), ni ne cache (χρύπτει), mais signifie (σημαίνει) fournit le paradigme »
Merci pour les termes grecs, ça en jette ! Mais cette phrase me reste totalement incompréhensible. On vient de nous dire que le sujet était plus dans le dire que dans le dit, qu’il n’y avait pas de signification à chercher, et voilà que le paradigme du rêve serait le contraire ! d’où l’usage des termes grecs : fasciné par l’érudition qu’il étale, l’auteur ne voit même pas qu’il se contredit dans les grandes largeurs. Bien évidemment le lecteur lambda subira la même fascination et passera à côté du questionnement : mais, à force de nous dire tout et le contraire, tout cela a-t-il un intérêt ?
Au passage, je note aussi l’abus du terme « pur », comme chez Lacan et la plupart des lacaniens. Ce souci de la pureté me renvoie des relents de morale religieuse qui ne me plaisent guère.
« L’interprétation des rêves a elle-même induit cette confusion. En se présentant comme un catalogue de rébus, de textes à déchiffrer, ce livre fondateur a pu paraître cautionner la théorie du double discours »
Mais c’est très exactement ce qu’il fait, parce que ce sont les faits. Inutile de le tordre pour, encore une fois, lui faire dire ce qu’il ne dit pas.
« si bien que dans une note rajoutée en 1925 à la septième édition de son ouvrage, Freud a dû faire une mise au point pour préciser qu’avant la Traumdeutung on avait confondu le rêve avec son contenu manifeste et que depuis sa publication certains analystes étaient tombés dans l’erreur inverse en le confondant avec son contenu latent, alors que le rêve était avant tout le travail du rêve
« Ce rappel à l’ordre signifie que le rêve ne se réduit à aucun texte manifeste ou latent dont l’interprétation délivrerait au sujet une vérité de lui-même insue. Ce principe remet, du coup, à l’ordre du jour certaines évidences relatives à l’entreprise analytique qui sont souvent occultées par la force de l’habitude. »
Je ne vois pas pourquoi il faudrait occulter les textes, le manifeste comme le latent, qui sont la matière du travail du rêve. Pour se saisir de ce travail il faut bien en empoigner les matériaux. Il est vrai que ce matériel, pétri d’inceste, de castration et de pipi caca, ne donne pas trop envie d’y plonger les mains. La proposition lacanienne consiste donc à s’en laver les mains, bien en accord avec le souci de pureté que l’on découvre à toutes les pages. C’est par le dévoilement successifs des significations de son histoire que le sujet accède peu à peu à cette signification ultime, lui même représenté par ce lent travail qui lui a permis de construire une à une les marches lui ayant permis de monter à l’étage où à présent il se tient, bien debout dans la réalité, contemplant les étages des fantasmes qu’il n’a pas négligés et qui font désormais partie de son être.
Il ne s’agit donc ni de réduire au texte manifeste, ni au texte latent, ni au parcours qui se tisse de l’un à l’autre. Tout cela compte.
« Ainsi l’analyse n’a-t-elle jamais affaire au rêve en tant que tel, mais seulement au rêve « converti » au moi. L’inconscient, en tant que tel, n’a aucun lieu pour se dire »
Je ne sais pas si on se rend compte de sens de cette dernière phrase : elle supprime purement et simplement la psychanalyse, qui s’était instituée comme lieu où l’inconscient peut se dire. C’est sûr qu’en se mettant régulièrement à la place du mort (en théorie) , ce qui donne la place du surmoi (dans la réalité des cures), en affectant de négliger le rêve et ses textes latents, Lacan et les analystes lacaniens ne peuvent guère entendre que de l’inconscient converti au moi. En effet, ils ont supprimé le lieu d’expression de l’inconscient, ce pourquoi on n’entend plus dans la bouche des analystes que spéculations théoriques super érudites d’où l’Œdipe et la castration ont été chassés, ainsi que, de surcroit, la singularité des sujets.
14 nov. 18
Voici le texte original que je vins de commenter :
La signifiance du rêve cent ans après
1Heidegger écrivait d’Hölderlin qu’« il venait vers nous de l’avenir ». Cette formule vaut pour tous les grands créateurs – nommément pour nous aujourd’hui : Freud. De ce point de vue, si la Traumdeutung constitue la Voie Royale qui a introduit les premiers analystes à la découverte de l’inconscient, elle reste pour nous qui sommes dans ce champ les « tard venus », pour reprendre une expression du poète évoqué il y a un instant, un texte à lire comme la Bible, la seule question étant de savoir si ce texte fondateur doit être lu avec les lunettes du vicaire Savoyard ou comme présentant le dernier des midrachim — en d’autres termes, si priorité sera donnée aux énoncés pédagogiques patents qui supportent assurément les intentions conscientes de Freud au moment de la publication, ou aux effets d’énonciation, caractéristiques de toutes les grandes œuvres et qui confèrent à celles-ci le statut mis en évidence par Heidegger qui fait qu’en dépit de tous les commentaires elles paraissent toujours venir à notre rencontre du futur.
2La psychanalyse a établi que les coups du sort de la vie (« Mon père est mort…, j’ai perdu mon emploi… ») n’ont rien de réel ou d’objectif. Les événements prennent leur sens douloureux, quelquefois ravageurs, en fonction de l’interprétation de l’inconscient — au sens subjectif du terme (je fais ici référence à une formulation de Jacques-Alain Miller). La réalité n’est que le lieu où s’accomplit la vérité du sujet, déniée par le moi. Ce qui donne à la dite réalité l’inconsistance du rêve.
1 Premier fragment.
2 Lacan, Séminaire XXV, Le moment de conclure, séance du 15 novembre 1977 (inédit).
3Héraclite notait déjà que « ce que les hommes font éveillés leur échappe (XavOàvei.), tout comme leur échappe ce qu’ils oublient (èmXavO-àveiv) en dormant »1. Ce qui signifie que les intentions et les actes des hommes à l’état de veille sont portés par un discours dont ils ne savent rien, si bien qu’ils sont dans la vie quotidienne coupés de la vérité de la réalité aussi sûrement que lorsqu’ils se retirent de celle-ci dans le sommeil, vérifiant ainsi la formule de Lacan que « l’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort »2. Au-delà de sa portée poétique (« la vie est un songe »), cette sentence indique que le discours du rêve et le discours de la veille ne sont peut-être pas aussi distincts l’un de l’autre qu’on se le représente.
3 Freud, « Note sur l’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1986, p. 176.
4 Ce que Lacan confirme en disant que le processus primaire ne chiffre pas une signification, mais d (…)
4Le rêve n’est pas le champ ouvert au fibre cours du principe de plaisir. Il découvre un espace où les prétentions ordinairement exorbitantes du moi sont non pas abolies, mais maintenues dans certaines limites, ce qui met en partie le rêve à l’abri de la « tendance à la motivation » caractéristique du moi qu’illustre de façon plaisante l’exemple du patient qui, ayant reçu sous hypnose l’ordre d’ouvrir son parapluie à son réveil, exécute cet ordre, le moment venu, en fournissant toutes sortes de bonnes raisons pour « motiver » l’acte insensé qu’il vient d’accomplir3. Parce qu’il ignore (dans une certaine mesure) cette tendance, le rêve constitue le lieu élu de l’arbitraire du signe4.
5En ce point de mon exposé, je me vois contraint de rappeler quelques principes de la métapsychologie freudienne qu’il est nécessaire de se remettre en mémoire si l’on veut saisir la structure complexe du rêve.
5 Lacan, Séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p (…)
6 Lacan, Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 142.
6Parce qu’elles sont à prendre, à l’instar de celles d’un rébus, comme de purs signifiants, les images du rêve sont délestées de la charge significationnelle qui embarrasse le discours du moi pour viser, à travers le jeu des déplacements et des condensations, le cœur réel « ombilical » qui détient la cause du sujet. La complexité des enjeux invite à avancer ici pas à pas et à dire : de même que le sujet de la réalité n’a pas accès au réel (même l’enfant autiste le plus archaïque n’est pas confronté à cet impossible), mais perçoit seulement du réel ce qui a été relevé (aufgehoben) et imaginarisé par le langage représentatif, de même le rêveur est coupé du « réel » (entre guillemets donc) qui constitue le cœur ombilical (das Unerkannte) de son rêve. « Le « réel », disait Lacan, c’est au-delà du rêve que nous avons à le chercher — dans ce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous a caché, demeure le manque de la représentation dont il n’y a là qu’un tenant-lieu [cette formule confirmant le défaut non pas du réel, mais d’une représentation du réel]. C’est là le « réel » qui commande plus que tout autre nos activités, et c’est la psychanalyse qui nous le désigne »5 — qui nous le désigne en le laissant hors d’atteinte. Retenons que le « réel » en cause dans le rêve est celui qui forme le cœur du symptôme et nourrit la compulsion de réitération portée par les « signes de perception » primitifs (Wahrnehmungszeichen) évoqués dans la célèbre Lettre 52 à Fliess – « réel » qui est donc celui qui « a déjà pâti du signifiant »6.
7Ce rappel permet de présenter un schéma métapsychologique du fonctionnement du rêve fidèle dans son esprit aux leçons de la Traumdeutung. Je vous demanderai encore un peu d’attention sur une matière qui va rester pendant quelques temps aride.
8En mettant au travail les associations du patient, l’analyse du rêve effectue de façon régrédiente (jusqu’au point « ombilical ») le parcours que le travail du rêve a accompli de façon progrédiente (depuis ce même point). Encore faut-il savoir que l’interprétation du rêve n’a rien à voir avec une transcription qui ferait passer un texte dans un autre, car ici le texte originaire n’existe pas. La Bedeutung du rêve est ainsi le produit d’un échange permanent entre le travail du rêve et le travail de l’analyse. Dans ce processus, la source signifiante du rêve (Quelle) [1], qui se confond avec celle de la pulsion et avec l’ombilic du rêve, est le lieu qui rassemble et focalise les réseaux souterrains constitutifs de l’origine présymbolique du sujet (Unerkannte) que Freud dans deux passages de l’Esquisse appelle das Ding. Cette source impulse de purs signifiants [la référence paradigmatique ici serait le célèbre Poordjeli de Leclaire], purs signifiants qui, dans la névrose grâce à qui nous les connaissons, ont statut de Lettres [2], qui sont normalement transcrites dans l’inconscient représentatif sous forme de « représentations de chose » [3], lesquelles, au dernier temps, s’articulent entre elles pour produire au terme d’un certain travail le rêve [4]. Ce n’est toutefois que sous l’effet d’un autre travail, celui de l’analyse, que prennent consistance les « pensées » (Gedanken) du rêve, lorsqu’elles sont basculées dans l’espace du moi et mises en forme selon les exigences de celui-ci.
9Tels des météorites tombés d’une planète disparue, les purs signifiants jaillis de la source ombilicale de l’inconscient (les Lettres) conservent hors représentation le souvenir des premiers rapports du sujet à la réalité. Ils sont la trace énigmatique fossilisée des premières expériences de jouissance. Le noyau de l’inconscient est formé de ces runes indéchiffrables, situés en bordure immédiate du site du Vorstellungsrepräsentanz (soit aux marches de l’Urverdrängung) et qui constituent le désir freudien (Begierde) à distinguer des souhaits (Wünsche), expression du refoulé secondaire. Ces graphes ont été à un moment pris en charge par le moi primitif (sinon le sujet serait psychotique) avant d’être primordialement refoulés pour constituer, privés de signification, le cœur opaque de l’inconscient.
7 Il s’agit de la thèse citée de Jacques-Alain Miller.
10Cette conception valide la thèse à laquelle nous avons déjà fait référence et qui attribue le premier travail d’interprétation à l’inconscient7.
11L’interprétation, anciennement l’« entre-prêt », consiste à « prêter du sens » dans l’espace vide qui se trouve entre deux langues. L’interprète diplomatique (le truchement, disait-on chez Molière) recueille des segments d’énoncés qu’il convertit à l’intention du tiers-destinataire dans le code de celui-ci. Ce faisant, il suture la place de l’« entre », en produisant la signification des énoncés qu’il recueille au prix de la perte entropique du sens de renonciation. L’interprétation trahit ainsi qu’elle est un refus (par impuissance) de traduction, qu’elle a donc la même structure que le refoulement (on sait que c’est par cette formule que Freud dans la Lettre 52 définit le refoulement). Il suffit d’imaginer ce que serait une cure analytique conduite par un analyste ignorant la langue de son patient et recourant à la médiation d’un interprète pour découvrir que l’interprétation diplomatique opère au service d’un moi tenu pour adéquat à son discours et prêt à sanctionner, à l’occasion, ce statut d’une double dénégation :« Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. »
12À l’envers, l’interprétation de l’inconscient conserve l’écart entre le dit et le dire, soit du contenu manifeste au contenu latent, comme elle le fait du contenu latent à la source du signifiant. Elle maintient vide de signification la place de l’« entre » où elle ne prête que du sens. Elle confirme ainsi que le sujet (de l’inconscient) qui occupe cette place ne pourra jamais sortir de l’univers du sens, qu’il ne consistera jamais dans aucun dit, mais insistera toujours dans le dire : l’inconscient interprète, mais il n’y a pas d’interprétation de l’interprétation. L’interprétation de l’inconscient veut dire qu’il n’y a pas de texte originaire, que n’existe que la source du signifiant qui n’inscrit rien, qui détient seulement la capacité donnée au sujet de pouvoir écrire.
8 Héraclite, fragment 93.
13Le rêve permet ainsi d’appréhender ce que pourrait être un pur discours de l’inconscient (hors compromis avec le moi), pur discours dont l’oracle qui ne dit (λέγει), ni ne cache (χρύπτει), mais signifie (σημαίνει) fournit le paradigme8. La parole du Maître (άναξ) qui est à Delphes n’est ni dans le discours, ni dans le double discours. Elle est σημαίνειν, source signifiante, énonciation pure, qui dialectise le « dit » et le « non-dit » (pas de « dit » sans « non-dit »). Au nom du même principe, le rêve « signifie » (σημαίνει) dans l’entre montrer/cacher : au moment où il dit, il cache, au moment où il traduit, il met en place le refus de traduction en quoi consiste le refoulement. L’interprétation analytique du rêve n’est donc pas plus le rêve que le rêve n’est l’inconscient.
9 Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 431, n. 1 (SA, II, 486).
14L’interprétation des rêves a elle-même induit cette confusion. En se présentant comme un catalogue de rébus, de textes à déchiffrer, ce livre fondateur a pu paraître cautionner la théorie du double discours, si bien que dans une note rajoutée en 1925 à la septième édition de son ouvrage, Freud a dû faire une mise au point pour préciser qu’avant la Traumdeutung on avait confondu le rêve avec son contenu manifeste et que depuis sa publication certains analystes étaient tombés dans l’erreur inverse en le confondant avec son contenu latent, alors que le rêve était avant tout le travail du rêve9. Ce rappel à l’ordre signifie que le rêve ne se réduit à aucun texte manifeste ou latent dont l’interprétation délivrerait au sujet une vérité de lui-même insue. Ce principe remet, du coup, à l’ordre du jour certaines évidences relatives à l’entreprise analytique qui sont souvent occultées par la force de l’habitude.
10 Ibid., p. 431 (SA, II, 486).
15À lire les relations de cas que nous a laissées Freud, on découvre que l’espace analytique est toujours exposé au danger d’instaurer entre l’analyste et l’analysant une communauté de travail œuvrant au bénéfice du moi. Lorsqu’elle fonctionne comme une traduction, l’interprétation analytique du rêve met ce phénomène en évidence. En établissant la cohérence du Wunsch inconscient, c’est-à-dire en mettant de la signification là où le rêve est porteur d’une pure signifiance, l’interprétation analytique rattrape le rêve au collet et le fait passer avec armes et bagages dans l’espace du moi pour élaborer un discours (le contenu latent) que rien ne distingue, dès lors, structuralement du contenu manifeste du rêve et dont les pensées, une fois reconstituées, s’avèrent aussi cohérentes que celles du moi10. Ce qui est normal, puisqu’elles ont été construites dans le lieu de ce dernier. Le rêve n’est plus à ce moment-là l’expression du langage en acte : du seul fait qu’il est devenu objet de partage entre l’analysant et l’analyste, il fait désormais partie de la réalité qui se définit précisément du partage qui la constitue. Certes, le rêve reste et restera toujours une voie vers l’inconscient dont il faut savoir toutefois qu’elle est frayée à travers l’espace du préconscient, c’est-à-dire du moi. Ainsi l’analyse n’a-t-elle jamais affaire au rêve en tant que tel, mais seulement au rêve « converti » au moi. L’inconscient, en tant que tel, n’a aucun lieu pour se dire. Pour prendre la mesure de ce principe, il suffit d’imaginer ce qu’il en serait d’une partition de la Neuvième Symphonie, retrouvée quelques millénaires après une catastrophe atomique par une humanité de mutants privés du sens de l’ouïe qui découvriraient de purs signes symboliques sans signification, inintégrables à leur réalité.
16Ainsi la Traumdeutung, qui inaugure l’épopée créatrice de Freud, rejoint-elle naturellement le Moïse avec lequel le vieux lion mit fin à son aventure sur la question, éludée par la pensée philosophique, qui met en jeu l’essence de la condition humaine : savoir si le sujet se fonde d’un certain nombre de significations que délivrerait la cure à son terme sous la forme d’un : « Tu es cela », ou si en ce point il est confronté au « signe privé de sens » (ein deutungslos Zeichen), selon la parole d’Hölderlin que nous retrouvons donc aujourd’hui en fin de partie.